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dc.date.accessioned2013-03-12T11:44:18Z
dc.date.issued2007en_US
dc.date.submitted2007-05-17en_US
dc.identifier.citationVågslid, Gudfrid. La Chartreuse de Parme,Tom Jones et Vanity Fair . Masteroppgave, University of Oslo, 2007en_US
dc.identifier.urihttp://hdl.handle.net/10852/25757
dc.description.abstractEn résumé INTRODUCTION Pour ce mémoire j ai choisi trois uvres réalistes, notamment The History of Tom Jones, a Foundling publié par Henry Fielding en 1749, La Chartreuse de Parme de Stendhal (1839) et Vanity Fair, a novel without a hero de William Makepeace Thackeray qui est paru en feuilleton en 1847-48. Je me concentrerai sur la Chartreuse et me servirai d exemples des deux autres uvres pour mettre en relief celle de Stendhal. Stendhal et Fielding partageaient « le même tour d esprit satirique et la même haine du couple « Vanity and Hypocrisy » ». On n est pas long à chercher la même aversion chez Thackeray. Tous les trois livres peignent chacun de sa façon la dégéneration de l aristocratie. Hipolyte Taine distingue nettement entre Thackeray l artiste et Thackeray le satirique, et il professe que la littérature Anglaise est aussi riche en moralistes et satiriques que la littérature Francaise est riches en artistes et romanciers. Il impute cette différence entre les deux littératures aux climats politiques et sociaux des deux pays. L Angleterre au XIXème siècle était une societé à la fois aristocratique et marchande. Au début du XIXème siècle le capitalisme était plus avancé en Angleterre qu en France, et les nobles anglais avaient très tôt compris qu afin de retenir leur pouvoir, il fallait admettre des bourgeois dans leurs rangs, et aussi devenir bourgeois eux-mêmes en se procurant des leviers économiques. Anne-Marie Dibon cite Girard qui décrit comment, après la Révolution Francaise les nobles et les bourgeois sont finis par se ressembler en se jalousant des privilèges vidées de sense. Les privilèges de l aristocratie ne reflétaient plus son supériorité naturelle. Ce développement avait commencé plus tôt en Angleterre qu en France. La révolution anglaise de 1688, connu sous le nom de la «heureuse et glorieuse révolution » s était produite sans éffusion de sang. Cette révolution avait instauré la monarchie parlementaire en Angleterre et avait mis fin aux dissensions religieuses. En 1832 Stendhal s est demandé s il ne fallait pas préferer au ton, selon lui, « trop romain » du Rouge et le Noir, un humour familier à la façon de Fielding. Plusieurs critiques ont remarqué que ce qui distingue La Chartreuse de Parme des autres romans stendhaliens est précisément son ton. Il reste à voir s il existe un lien entre Stendhal et Thackeray. Jerome Donnely montre les ressemblances au niveau de l action entre Le Rouge et le Noir de Stendhal et Henry Esmond de Thackeray et fait l argument d une influence stendhalienne sur ce roman, publié en 1852. Donnely n a pas réussi à prouver que Thackeray (1811-1863) lisait les romans de son prédécesseur. Mais il est certain que Thackeray était un lecteur avide, aussi de romans français. Donnely cite ce passage du journal de Thackeray de 1832 : My reading has been chiefly of old french books collected by the later proprietor Colonel Lemon amusing enough certainly, but not very instructive- Liaisons Dangereuses Paysan Perverti, Sophia, &c. he seems to have been an Epicurean in mind and body! Ses préférences littéraires montrent non seulement qu il était familier avec la littérature française, mais aussi sa fascination pour le siècle passé. Donnely note que des articles écrits par Stendhal ont parus en New Monthly Magazine à partir de 1821 jusqu à 1829. Thackeray a lui-même contribué à la même publication à partir de 1838. Sans que cela soit prouvé, il est possible que le rédacteur, Henry Colburn, ait introduit Thackeray à l uvre de Stendhal. L influence excercée par Fielding reste un lien certain entre les deux écrivains. Les deux traits essentiels du réalisme moderne sont d une part l introduction de nouveaux sujets tirés de la réalité pratique et d autre part la prise de conscience de l homme dans sa situation historique contemporaine, et la conception de cette situation toujours changeante comme le résultat des évènements historique antérieurs. Tom Jones fait pressentir le réalisme moderne en ce que l action représentée se déroule sur un arrière-fond historique , notamment la révolte jacobine de 1745. Même si Tom Jones contient beaucoup plus de réalisme quotidienne que les romans francais de la même époque, Fielding tient son roman « à l écart du problématique et du sérieux existentiel ». Ann Jefferson cite Georg Lukács et Erich Auerbach qui s accordent en reprochant l anachronisme de Stendhal. Selon Auerbach Stendhal semble un homme né trop tard qui essaie vainement de réaliser la vie d une époque passée (notamment l époque pré-révolutionnaire). Auerbach remarque que Balzac, qui concoit le lien entre l individu et son milieu comme organique et nécessaire , plonge ses héros plus profondement dans la contingence que ne le fait Stendhal. Les héros Stendhaliens sont remarquables par leur aversion de condescendre, dans les mots d Auerbach, « aux intrigues et aux machinations de la societé post-napoléonienne », un trait qui porte en lui une réminiscence des vertus aristocratiques de l Ancien Régime. Auerbach pose néanmoins Stendhal comme le fondateur du réalisme moderne : Dans la mésure où le réalisme sérieux des temps modernes ne peut représenter l homme autrement qu engagé dans une réalité globale politique, économique et sociale en constante évolution comme c est le cas aujourd hui dans n importe quel roman ou film -, Stendhal est son fondateur. Mais en raison de la nostalgie de Stendhal pour le siècle des Lumières, Balzac, plutôt que Stendhal, figure comme le fondateur du mouvement réaliste du XIX ème siècle dans l histoire littéraire. C est surtout sa façon d intervenir personnellement dans le récit en le parsemant de commentaires ironiques qui montre l influence du XVIII ème siècle et les lectures de son enfance. La dichotomie entre les deux siècles trouve son parallèle dans les différences que Stendhal trace dans la Chartreuse entre la France, pays de vanité où les intérêts d argent décident de tout, et l Italie, pays de bonheur et de passion. Sa conception de vanité semble intimement liée à son horreur d une bourgeoisie affairée et méticuleuse et son culte de l argent. Stendhal datait la naissance du nouveau siècle à 1815. Dans la societé bourgeoise qui était en train de se constituer après la chute de Napoléon, ce n était plus la naissance, ni l esprit, ni l éducation de l honnête homme qui détermine le rang dans le monde, mais la capacité professionnelle. À la longue Stendhal n était pas capable de prendre au sérieux quelque chose comme le travail professionnel, c était l amour, la musique, la passion, l intrigue, l héroïsme qui rendent la vie digne d être vecue. On retrouve cette vision de la vie dans les deux caractères de Fabrice et la duchesse Sanseverina. Dans la Chartreuse l auteur qualifie et la France et l Angleterre comme pays de vanité (CP 354). Il accorde au lecteur un rôle actif. Jefferson note que la pensée esthétique du XVIII ème mesurait le mérite d une uvre d art d après sa réception, ou l effet produit sur son public. Elle se refère à M. H. Abrams qui nomme ces théories esthetiques « pragmatic theories ». Ces théories étaient dominantes jusqu à la fin du XVIII ème siècle. La conception moderne de l art qui se développait pendant le XIXème siècle voit l art principalement comme mimésis ou expression. Cette conception de l art est reflétée par la métaphore du miroir. La deuxième citation ci-dessous met l emphase sur le côté pragmatique de l art romancier. Jefferson utilise les deux citations suivantes comme points de repère dans sa discussion du réalisme stendhalien. 1) Un roman : c est un miroir qu on promène le long d un chemin (Le Rouge et le Noir) 2) Un roman est comme un archet, la caisse du violon qui rend les sons c est l âme du lecteur. Pour évaluer la contribution stendhalienne au mouvement réaliste il faut d abord une définition du concept de réalisme. Jefferson cite la définition de René Wellek, selon laquelle réalisme veut dire la représentation objective de la réalité sociale contemporaine. Mais dans la critique moderne l emphase n est plus sur la représentation objective. Les uvres de fiction sont appréciées moins pour leur vérisme que leur nature ludique et autocentrique qui met en relief la question fondamentale de la relation entre la langue et la réalité. La prétention à l objectivité est même souvent imputée à la mauvaise fois (l idélogie non-avouée) de l auteur. Je reviendrai à ce point dans le chapitre sur la technique narrative que Blin appelle les restrictions de champ . Ce procédé narratif utilisé dans la représentation de la bataille de Waterloo permet de montrer le décalage entre la version officielle, dite neutre, et le temps vécu des gens impliqués. Ann Jefferson parle du roman comique conscient de soi, exemplifiés par les romans de Sterne et Fielding et par Jacques le fataliste de Diderot, comme un genre où le lecteur joue un rôle centrale, parce que les jeux autoconscients de l auteur exigent la participation du lécteur, au moins sous la forme d un lecteur impliqué dans le texte. Elle veut montrer que cette prise de conscience de soi-même qu elle appelle aussi métafiction est compatible avec le réalisme. Quant à la deuxième métaphore, elle implique un subjectivisme qui semble incompatible avec la définition du réalisme comme le reflet d un miroir. Jefferson souligne le fait que Stendhal évoque le miroir pour se disculper. L auteur n est pas responsable des reflets impartiales du miroir. La métaphore du miroir est liée à une accusation anticipée et donc au rôle joué par le lecteur dans les romans de Stendhal. Pendant les années 40 et 50, le mot « réalisme » était devenu à peu près synonyme d immoralité. Stendhal était très conscient de ce fait, et son réalisme est unique en ce que l indignation et l ombrage anticipés des lecteurs sont inextricablement liés à ses représentations. Pour Stendhal les deux métaphores impliquent le lécteur et par conséquence une notion autoconsciente et pragmatique du roman. Les deux conceptions du roman représentées par les deux métaphores se dépendent l un de l autre. Il est impossible de voir le roman comme un miroir sans en même temps convenir que le miroir puisse aussi devenir un archet. Jefferson veut qu on élargisse la conception du réalisme à inclure aussi la métafiction ludique et sophistiquée. Si on égale « réalisme » à « objectivisme », les romans stendhaliens risquent d étre percus comme peu réalistes. Ce qui réduit l objectivisme dans les romans de Stendhal est d une part la prérogative accordée aux points de vue subjectifs des protagonistes, et d autre part les interventions personnelles de l auteur. Blin sauve le réalisme de Stendhal en le renommant « réalisme subjectif » ou « réalisme relativiste » (relatif à un point de vue particulier, ou celui du protagoniste ou celui de l auteur). Les trois romans que j ai choisis sont tous des métafictions, c est à- dire des textes autocoscients qui accordent au lecteur un rôle actif. Vanity Fair et Tom Jones sont en plus des romans comiques, et par ce fait leur côté pragmatique est indéniable. Ils sont écrits pour fair rire. Mais selon l analyse de Jefferson les côtés autoconscients et pragmatiques d un roman ne nuisent pas nécessairement à son réalisme. J ai voué le chapitre premier à la discussion des problèmes que posent la comédie et le réalisme. On sait que Stendhal, même s il comparait le roman à un miroir qui reflète impartialement le beau et le laid, professait de l idéalisme dans l art. Pour Stendhal il ne suffissait pas qu un peintre ou un romancier copie la nature, il fallait que l artiste y choisie son matière et comprime et perfectionne les beautés que la nature nous offre éparses ou solidaires. Mais le beau idéal qu il veut atteindre et dont il parle dans De l Amour n est pas une idée transcendante, éternelle et immuable comme les idées platoniques. Stendhal définit la beauté comme la « prédiction d un caractère utile » ou la « promesse de bonheur » . La beauté est donc intimement liée à l interêt personnel et à la chasse au bonheur de celui qui la percoit. Selon Stendhal, « tout le monde avait raison dans son goût ( ) ». Dans les mots de Blin, il fallait « servir aux « Français de 1824 » ou de 1825 le mets susceptible de leur procurer le plus de plaisir » , ce qui nous amène au sujet du chapitre prochain. 1. La comédie versus le réalisme Les changements politiques et sociales qui se produirent du vivant de Stendhal nécessitaient de nouvelles formes de fiction pour satisfaire aux goûts des lecteurs contemporains. Stendhal a écrit un article intitulé La Comédie est impossible en 1836. La monarchie absolue et la rigidité de l ordre sociale sous l Ancien Régime créaient des références partagées par tout le monde. Dans la société fragmentaire, composée de plusieurs classes avec des intérêts opposés, qui a pris forme après la révolution ces références partagés n existaient plus. Dans une société monolithique et autoritaire la comédie se fait l instrument d oppression en ce que les moindres déviations de la norme sociale sont réprimées par le rire. Stendhal a découvert que la comédie classique, comme celle de Molière, se nourrissait de cette répression dans la société absolutiste qu était la France sous l Ancien Régime. L idéal de Stendhal était une gaieté libre sans méchanceté. Il a trouvé la réalisation de cet idéal dans les représentations de commedia dell arte auxquelles il a assisté à Naples et à Rome. Dans une tyrannie où parler est si dangereux la musique l emporte sur la comédie et la littérature en générale en tant que voie d expression. Selon Stendhal les italiens ne lisaient pas de romans. Mais dans la société fragmentaire qui a remplacé le monde unitaire de l Ancien Régime, le roman a néanmoins l avantage de s adresser à un seul lécteur à la fois, ce qui opère un sentiment de complicité entre l auteur et le lecteur. En plus ce genre est apte à rendre la vie intérieure des personnages et facilite l identification sympatissante entre les lecteurs et les personnages. Regardant la comédie classique comme un genre épuisé, Stendhal a tiré la conclusion suivante : « Je regarde le roman comme la comédie au XIX ème siècle » Par contre dans les démocraties, qui se définissent par la participation des citoyens, l oisiveté et les plaisirs déraisonnables sont condamnés. Si on assume à titre d exemple que la Britannie était une société démocratique à l époque, elle aurait un climat politique favorable à la satire, parce que la satire demande la réflexion. Hippolyte Taine définit la réflexion comme l attention concentrée qui centuple la force et la durée des émotions, et que nul autre faculté était plus propre que la réflexion au genre de satire qu exercait Thackeray. Taine distingue Thackeray, l artiste ou romancier, de Thackeray, le satirique. Selon Taine la satire nuit à la liberté des personnes de Thackeray qui ne sont que des marionettes entre ses mains, ou en les mots de Taine : « ll ne combine leurs actions que pour leur donner du ridicule, de l odieux ou des désappointements. » Les personnages servent d illustrations à des prêches moraux, composées pour notre édification. Il caractérise la satire de Vanity Fair comme une « invasion de pédagogie. » Taine rapproche Thackeray à la Bruyère parce qu ils partagent la même prédillection pour la dissertation. On pourrait en effet, selon Taine, extraire des romans de Thackeray deux volumes d essais sur la vanité, sur l hypocrisie, sur l amour, ou sur quelque vertue ou quelque vice que ce soit. Les dissertations à La Bruyère étaient aux yeux de Stendhal une dégeneration du roman. Notez aussi sa critique du verbiage de Tom Jones. Taine oppose la comédie à l objectivité en appelant quelques scènes choisies de Vanity Fair des scènes de comédie et non des peintures de m urs. Blin semble reconnaître le même conflit entre la comédie et le réalisme en déclarant que Stendhal a réussi à créer un équilibre miraculeux dans ses romans entre d un côté le souci de l objectivisme et de l autre côté l humour et l exaltation lyrique. Mais ce conflit, est-il nécessaire ? L humour, ne peut-il pas surgir du fait ? Blin cite le philosophe Alain selon qui les aventures de La Chartreuse sont aussi difficiles de réfuter que de prévoir. Et pour ce qui est de Vanity Fair, dont l auteur a souvent été accusé d être un cynique qui peint le monde et les hommes plus laids qu ils ne sont , peut on nier qu il existe dans la vie des gens aussi hypocrites et avares que la mistress Bute ou aussi cruels, et qui s utilisent du même sarcasme noir qu un Lord Steyne ? Selon Thackeray la société anglaise de son enfance était un composé de flatteries et d intrigues, un échelon où chacun s efforcent de monter en repoussant les autres. Stendhal a visité L Angleterre en 1817, et ses observations se rapprochent de celles de Thackeray. Il voit une société où à la suite de la bataille de Waterloo « les nobles et les riches de toute espèce ont définitivement signé un traité d alliance offensive et défensive contre les pauvres et les travailleurs. » La forme satirique elle-même réduit selon Taine le mimésis de cet uvre par le fait que la satire est une exercise mentale qui se base sur la réflexion plutôt que sur l observation. Là où l auteur de la Chartreuse se désolidarise moméntairement de son personnel, il fait preuve de la même ironie dont Thackeray s utilise dans Vanity Fair. Blin remarque que Stendhal s éfforcait à faire ces intrusions par lesquelles l auteur prend ces distances envers ces protagonistes assez ostentoirement insincères pour que les happy few n aillent pas se croire trahis. Taine appelle cette ironie l ironie sérieuse par laquelle l auteur supprime son premier mouvement et feint de parler contre lui-même en prenant le parti de son adversaire. Il voit dans l ronie de Thackeray l heritage du sarcasme de Swift. Bernard J. Paris a caractérisé l auteur impliqué de Vanity Fair comme un nevrosé qui témoigne de l ambivalence et assumme des attitudes contradictoires envers ses caractères. Bien qu il prenne ses distances envers Becky Sharp, il n arrive pas à dissimuler sa fascination pour ce caractère qui est le protagoniste dans trois quarts des conflits . Vanity Fair manque une structure organique à l interieur de quelle chaque parti assume sa fonction et sa signification. Selon Paris, seulement la structure psychique de l auteur impliqué peut nous fournir d un tel principe organisatoire. Si on voit les contradictions du texte comme des manifestations du combat intérieur de l auteur impliqué, ils se laisseront expliquer par le fait que la personnalité nevrosée se définit par des contradictions. Certains critiques mettent les contradictions que présente Vanity Fair à la charge de l ironie et le ton moqueur de l auteur impliqué, Paris d autre part insiste à voir dans les contradictions une stratégie neurotique qu il appelle « detachement » par laquelle l auteur impliqué renonce son responsabilité de ses énoncés en niant ce qu il à déjà affirmé. S il est accusé de cynicisme il peut toujours se justifier en disant qu il a plaisanté. Flaubert croyait profondement en la vérité de la langue. Les faits et les objets rendus dans une langue « scrupuleuse, probe et exacte », s interpréteraient d eux-mêmes. Il ne reconnaissait pas la théorie classique des niveaux stylistiques qui partagent le monde en sujets bas ou nobles, sérieux ou comiques. À travers la transparence de la langue employée correctement, les choses parlent d elles-mêmes, et apparaissent comme ou tragique ou comique, ou très souvent comme tragique et comique à la fois. Stendhal ne partageait pas la confidence de Flaubert en la vérité de la langue. Il était conscient de ce que la langue mène sa propre vie à côté des choses qu elle nomme. Stendhal reconnaissait la nature créatrice de la langue, qu elle crée autant qu elle reflète. Les mots ont l aptitude d engendrer spontanément de nouveaux mots dans l évolution d un discours. Les jeux de mots se basent sur les coïncidences fructueuses, mais arbitraires entre le son et le sens. Je reviendrai à ces problèmes au troisième chapitre. L emploi des jeux de mots dans la Chartreuse témoigne de l influence de la littérature anglaise sur l uvre de Stendhal. En France les jeux de mots étaient dépuis longtemps proscrits dans les genres sérieux. Les Anglais étaient bien plus libres à cet égard, et se servaient pleinement de ces « barbarismes ». Stendhal a surtout admiré les jeux de mots chez Shakespeare. On retrouve l idéalisme de Stendhal dans son aversion d écrire un roman comique, parce que les faits comiques comportaient, selon lui, nécessairement un personnage bas. Même si Stendhal admirait le roman comique Tom Jones, il remarquait que ses personnages avaient quelque chose de fruste et de primitif. La littérature comique risque de tomber dans le piège de l exagération et la caricaturation et par conséquence de manquer en l objectivité qui était tant recherché par les romanciers du XIXème siècle. Stendhal a reproché la narration tendancieuse de la littérature satirique qui fait de certaines personnes les porte- paroles des opinions politiques de l auteur, et prête aux personnages typiques désignés à notre haine une conduite caricaturale ou des mots qui les discréditent. Ce procédé narratif que Stendhal a donné le nom de pamphlet, compte parmi ce que Blin appelle les interventions du dedans. Le pamphlet est incompatible avec la narration objective. Les hommes de pouvoir, comme le prince, le ministre de la Justice Rassi, le marquis del Dongo ou Fabio conti dans La Chartreuse se présentent, non comme des caractères individualisés, mais comme des ridicules qui par leur conduite et leurs mots, fabriquent d eux-mêmes les preuves nécessaires pour les accuser. Le Marquis del Dongo est par excellence la personne destinée à la haine dans la Chartreuse, et en vue de la discussion sur le pamphlet on peut mettre en question la vraisemblance du portrait que nous offre l'auteur de ce caractère. Il est difficile de juger si l humour est le résultat de l auteur qui plaisante ou si le comique résulte des faits qui parlent d eux-mêmes. La dernière solution constituait l idéale pour Stendhal. Dans Les Pensées il réclamait pour la comédie « du naturel jusque dans le comique » pour que « l auteur qui plaisante » ne devienne trop évident. Dans son article « Lamiel » : The Wild child and the Ugly Men, Dennis Porter traite des ressemblances entre Lamiel et un conte féerique. Il rapproche les caractères comiques de Stendhal de ceux de Molière : « ( ), like Molière s sensual priest or his bourgeois gentilhomme, Sansfin embodies a contradiction in such a way as to appear comic something which is confirmed by a name that is in itself a self-consuming comic hubris. » Les caractères comiques de Stendhal et ceux de Molière se ressemblent en ce qu ils professent être quelque chose qu ils ne sont pas. Les caractères comiques de Lamiel sont définis comme des hybrides contradictoires. La laideur jointe à la vanité crée l effet comique dans le caractère de Sansfin. Stendhal l a défini comme un Dom Juan bossu . Le marquis del Dongo représente aussi une contradiction comique en ce qu il incarne à la fois les vertues aristocratiques de l Ancien Régime et la gloire militaire jointe à une pussilanimité extraordinaire. En plus les caractères comiques de Molière et Sansfin, et on peut dire autant du marquis del Dongo, ont ceci en commun qu ils sont incapables de tirer des leçons de l experience. Comme les personnes secondaires en générale chez Stendhal ; Sansfin, del Dongo, Fabio Conti etc. sont fixes. On peut rapprocher cette fixeté de ce que Brooks appelle "comic fixity". Brooks compare la notion de fixeté comique à la théorie de Henri Bergson selon laquelle le comique se marque par la mécanicité des mots et des actions, et par conséquence par l'impossibilité de s'adapter aux ciconstances. La fixeté comique de certains caractères stendhaliens se marque par leur incapacité à jouer le jeu de mondanité parce qu ils vivent obstinement dans le passé, comme le marquis del Dongo, qui s obstine à mettre de la poudre et qui n ose pas dicter une dépêche sans arborer son habit de chambelan garni de tous ses ordres.(CP 74) Le marquis del Dongo ressemble fortement aux légitimistes de Nancy qui se cramponnent aux débris de leur ancienne liberté et fièrté aristocratique, dont il ne reste que la haine craintive du présent et de l avenir. Notez à ce propos le fait que le marquis del Dongo « professait une haine vigoureuse pour les lumières ». (CP 75) Si on prend compte du contexte historique le caractère du del Dongo ne sera plus une caricature grotesque qui remplit une fonction par rapport au héros, mais paraîtra plutôt comme vraisemblable et réaliste. Au lieu d une voix narrative satirique Stendhal cherchait pour La Chartreuse un narrateur insoucieux qui s oublie en racontant. À ce point Stendhal se distingue nettement de Thackeray dont Taine rapproche la comédie d une science méticuleuse par laquelle l objet est dissiqué et rassemblé avec minutie. Cette science crée des illusions frappantes de la réalité sans pour autant l être. Cependant la portion considérable d éléments autobiographiques dans l oeuvre de Thackeray est bien documentée. Le milieu anglo-indien de Vanity Fair était le milieu de Thackeray. Si la réalité ne devient comique qu à travers les observations d un auteur doué d un sens critique hors du normal, cela ne prouve pas pour autant qu il change en rien les faits, ce qui montre très bien ce passage de Vanity Fair : ( ) so that she had but little time to devote to her granddaughter, the little Matilda, and her grandson, Master Pitt Crawley. The latter was a feeble child, and it was only by prodigious quantities of calomel [du chlorure mercureux] that Lady Southdown was able to keep him in life at all. (VF 472) 2. Le roman de mondanité et le roman picaresque Au XVIII ème siècle le héros romanesque était le maître par excellence de la vie sociale. Son maxime était de « connaître les hommes pour agir sur eux » . On sait que Stendhal avait une foi inébranlable en les observateurs du comportement mondain du XIXème siècle, tels que Laclos, Crébillon Saint- Simon et Marivaux. La Vie de Maranne lui semblait un livre indispensable avant d entrer le monde. Dans le système clos qu était le monde de l Ancien Régime le héros mondain, régnait non par violence mais par ruse. Ses armes étaient sa connaissance supérieure des m urs et son ésprit qui tournait en ridicules ses adversaires. Il dominait sur le monde par son connaissance du juste style et son maîtrise de la parole. Comme un Valmont il est toujours sur la verge de la travestie, par laquelle il exploite les fixetés ridicules dans le style des autres. Mais sous la Restauration le monde aristocratique de l Ancien Régime, le sine qua non du roman de mondanité, n existait plus. Les légitimistes de Nancy, qui figurent dans Lucien Leuwen, et la cour de Parme dans la Chartreuse fonctionnent comme des reconstructions du monde de l'Ancien Régime , sans lequel le roman de mondanité du XVIII ème serait impossible. Mais la Révolution a écrasé ce monde, et la cour de Parme reste un anachronisme artificiel qui ne permet pas le même jeu de domination sociale qui se jouait dans les milieux aristocratique avant la révolution. Dans la société pluraliste et fragmentaire qui a remplacé le monde de l Ancien Régime le pouvoir est devenu bureaucratique et impersonnel, et trop vaste et décentré pour les machinations d un Valmont. Le monde monolithique avec le souverain au soumet est disparu, et le ridicule ne suffit plus comme arme sociale dans une société pluraliste. L indifférence de Fabrice quand on lui accorde l honneur insigne de faire le whist avec le prince montre le déclin de la monarchie. (CP 569) Brooks conteste la vue généralement acceptée que le roman mondain dérive du genre picaresque ou burlesque, ou plus précisement de l héritage qu a laissé le roman épique et comique de Fielding. En effet le genre mondain précède le genre picaresque. Le héros picaresque était un rogue, un aventurier ou un étranger qui voyait la société du dehors, ou d en bas. Le héros mondain se trouvait à l intérieur de son monde qui se faisait le théâtre de ses exploits. La perspective du picaro necessitait les descriptions réalistes des exterieurs, de l épaisseur de vie. Dans le monde unitaire des romains mondains, un monde partagé par l auteur et le lecteur, de tels détails de la contingence exterieure étaient redondants. La fragmentarisation de la société avec l ascension des classes intermédiaires avait commencé plus tôt en Angleterre qu en France, ce qui explique le plus haut degré de réalisme quotidien dans les romans anglais du XVIII ème siècle. En France l idéal classique était régnant jusqu à l ère du romantisme. À la façon d un picaro Becky Sharp voit la société d en bas, ou dans les mots de Sylvestre de Sacy ; « avec les yeux de son état ». Sa position sociale inférieure lui donne l avantage de voir clairement les revers et les mensonges de la société, avantage qu elle exploite à ses propres fins. Becky Sharp ressemble aussi à une héroïne mondaine en ce qu elle possède une connaissance supérieure de la psychologie humaine et les m urs. Depuis l enfance elle montre son maîtrise du style en travestissant celui des autres.(VF 13-14) Stendhal et Thackeray étaient influés de leurs lectures d uvres légères du siècle précédant, tels que Gil Blas (Alain René Lesage) et les Liaisons Dangereuses, et les deux romans la Chartreuse et Vanity Fair traitent de la mondanité et les ambitions sociales, mais la mondanité n est plus capable d englober toute l action et tout le drame comme autrefois, à l époque du roman de la mondanité (le XVII ème et le XVIII ème siècle). Brooks caractérise néanmoins la Chartreuse comme le plus mondain des romans de Stendhal, en ce que tous évènements, mot ou action sont jugés en des termes purement esthétiques dans le monde élégant et théâtral de Mosca, la duchesse et Ferrante Palla. Une réaction moraliste à l intérieur de ce monde simulacre serait jugée comme hors style ou comme une preuve du manque de mondanité. Le monde selon des maîtres de mondanités tels que François Leuwen et Mosca se divise entre coquins et dupes. Mais le caractère de Fabrice échappe à cette catégorisation. Fabrice ne se contente pas des succès mondains. La Chartreuse passe au-delà de la mondanité et suggère une réalité outre la terre connue du monde régit par les lois de mondanité. Cette réalité mystérieuse est représentée par l amour nocturne et clandestin de Clélia et Fabrice, le mysticisme des prédictions, et les excaltations de c ur qu éprouve Fabrice en contemplant des paysages. Les deux mondes se rencontrent dans le symbolisme des choses concrètes comme la tour Farnèse et le mariage symbolique que représente la bague que Landriani met au pouce de Clélia. L élévation de la tour Farnèse libère Fabrice des intrigues de la cour et lui donne une pureté de vision et d émotion et par là l acces à une autre façon d être. Par l action sans prémeditation et les gestes spontanées, dont la motivation reste obscure et inconscient, la Chartreuse indique l existence d autres valeurs, valeurs incompatibles avec les valeurs mondaines. Mais le roman n offre pas de solution aux paradoxes posés. Chartreuse refuse d une part le compromis, ce qui montre la mort de Sandrino, signe de l ire divin qui implique en son tour la mort de Clélia. Mais le dernier commentaire sur Fabrice montre l indécision de notre héros. Il est tiré entre les exigences du monde ci-bas et sa spiritualité : Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide; il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il avait trop d'esprit pour ne pas sentir qu'il avait beaucoup à réparer. (CP 609) Maurice Bardèche a comparé la Chartreuse à un roman picaresque . Le roman picaresque est notable pour le déplacement continuel de son héros. Fabrice qui est passif et frustré à la cour de Parme, trouve un champ d action favorable à son caractère aventurier sur la grande route. À la façon de la Chartreuse, Vanity Fair, roman anecdotique et épisodique, manque un ordre strict. L auteur se laisse aller à la joie d écrire et d inventer. À la suite de son affaire avec le marquis de Steyne, Becky se trouve compromise dans un scandale qui amène sa chute. Même si la destitution de Becky est structuralement nécessaire , elle ne constitue pas une crise réelle qui annonce le dénouement. Bientôt après sa destitution, qui parait comme un épisode parmi les autres, Becky continue comme avant sur le continent, et la question de l adultère n est même pas résolue. La fin du roman suggère la continuité plutôt que la conclusion des affaires. La vie continuera tant bien que mal dans Vanity Fair, vue comme la condition humaine que les protagonistes ne peuvent pas quitter. La Chartreuse est rapprochable du genre picaresque en ce que ce roman stendhalien est épisodique et plein d aventures, sans autre lien entre elles que leur succession temporelle, et dont quelques unes auraient pu être supprimées sans nuire à l intrigue principale. Dans les mots de Maurice Bardèche, Stendhal « met bout à bout : c est là tout son système. Il ne raconte pas une crise, il raconte une vie » . Le manque de causalité, ou en d autres mots le manque d une nécessité interne dans la Chartreuse est attribuable au réalisme subjectif. Les faits sont rapportés tels qu ils se présentent dans la conscience du protagoniste qui n est pas capable de voir un lien nécessaire entre eux. Dans la confusion qui règne sur le champ de bataille de Waterloo tous les évènements, grands ou petits, sont mis au même plan. Toutes les observations du héros sont rapportées, même celles qui n aboutissent à rien. Comme dans la vie, c est le présent qui fournit les repères, ce qui entraîne l absence d une hiérarchie entre les évènements et l absence d une finalité rationnelle. La position de De Sacy est néanmoins que La Chartreuse de Parme se distingue fondamentalement d un roman picaresque en ce que la Chartreuse montre l inflexible existence . Le lien entre le héros et le monde où il vit est comme le lien entre les hommes réels et l existence. L histoire de Fabrice est l histoire d un destin. Il est un homme qui sent le poids des choses . Les évènements de sa vie sont enchaînés par les exigences de la fatalité , et non par le despotisme d un auteur qui intervient à sa guise comme dans les romans picaresques. Fielding est le plus despotique des trois auteurs, en ce qu il est le plus intrusif, et Tom Jones est aussi celui de ces trois romans qui ressemble le plus à un roman picaresque. 3. Le concept de jeu dans La Chartreuse de Parme En cherchant l unité de La chartreuse de Parme, C. W. Thompson a eu recours au concept de jeu. On le retrouve à travers le récit. Stendhal décrit un milieu aristocratique constitué par des gens plus ou moins oisifs qui s adonnent aux jeux plutôt qu au travail. Les deux partis ennemis, les ultras et les libéraux, s engagent perpétuellement dans des jeux d intrigue à la cour du prince Ernest-Ranuce IV. Malgré leur animosité il est difficile de faire la distinction entre eux. Voir ce qu'en dit C.W. Thompson: « À gauche comme à droite, on invente un peu ses ennemis, et on finit par leur ressembler, dans la mesure où des deux côtés, c est surtout contre ses propres phantasmes que l on combat. » La carrière politique du comte de Mosca est significative á ce point, en ce qu'il se trouve d'abord parmi les ultras pour aboutir par la suite dans le camp libéral. Dans ce milieu la possibilité d'action sérieuse est très limitée. Les gens ont recours aux jeux pour chasser l'ennui, le vrai ennemi. (CP 343) Même notre héros, Fabrice del Dongo, est marqué par le dés uvrement. L'héroïsme très vite abandonné après la déception de Waterloo, il ne sait plus quoi faire dans la vie. Il rêve d'aller en Amérique , il considère la vie des cafés et il cherche l'amour. Il feint les symptômes de cet étrange état d'aprés des modèles littéraires . Il reconnait qu'il a besoin de s'instruire et choisit la théologie parce que c'est une science compliquée . Le prince qui jouit d un pouvoir absolu est néanmoins en proie aux peurs chimériques de conspirations jacobines. Il se tient au pouvoir par un jeu de dépendence et d intimidation. Le fiscal général Rassi, sorte de ministre de la Justice, joue le rôle de notre bourreau , comme le dit Mosca. L essentiel de sa politique est de « frapper les imaginations » (CP 191) Notons à ce propos les exécutions contrefaites (cP 170), la construction de la tour Farnèse et les manipulations de la presse après les émeutes réprimées . Les valeurs autrefois absolues ne le sont plus. Le régime est conscient de son manque de légitimité, d où la peur du prince. La religion est une carrière comme une autre. Mosca caractérise la théologie comme « utile dans ce monde et dans l'autre » . L'honneur aristocrate n'est plus quelque chose d'inné ou de naturel dans cette société où les titres de noblesse s'achètent, où un Rassi, exempte de la noblesse d'âme aspire à une baronnie. Les jeux nous offrent la possibilité d échapper à certaines contradictions fondamentales, comme l opposition entre le réel et l imaginaire et entre la raison et la folie. À la cour de Parme il est difficile de distinguer les illusions ou les mensonges de la vérité. Dans cette société où les faits sont fabriqués selon les besoins du pouvoir, il serait naïf ou hypocrite de maintenir une opposition nette entre le réel et l'imaginaire ou bien; entre la raison et la folie. Dans les mots de Susan P. McNamara, commentateur de Tom Jones : « ( ) reality is elusive precisely because so much of what is reality is simultaneously fiction. And so, an easy contrast between convincing fiction and elusive reality becomes fiction itself. » Les jeux permettent de réconcilier la liberté, l'ordre et le hasard « Ni moyen d'éluder le réel, ni moyen de le transformer pour de bon, le jeu est avant tout pour ces protagonistes - et pour l'auteur - une stratégie qui rend certains problèmes plus abordables. » On doit cet effet au désintéressement qui est essentiel aux jeux, la conscience rassurante qu'il ne s'agit que d'un jeu. Thompson remarque que Fabrice fait l'emploi des jeux de mots pour prendre ses distances dans les situations difficiles. Mais les jeux portent souvent en eux le danger de devenir réels. Dans son rôle de courtisan Mosca court aussi le risque de s'aliéner. Le dilemme à résoudre est ce-ci: « Peut-on être en même temps un homme heureux, homme de passions ou de plaisirs intenses, et un homme sachant faire le nécessaire sur le plan politique pour une société donnée? » La solution de Mosca sera de mener une double vie. Bien que Stendhal ait plusieurs fois recommandé cette vie double , Mosca ne réussit pas tout à fait à réconcilier sa vie privée avec son rôle politique. Le roman finit sur le ton d'un fable avec ses mots: Les prisons de Parme était vides, le comte immensément riche, Ernest V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des grands-ducs de Toscane. (CP 610) Dans sa note sur cette paragraphe Fabienne Bercegol souligne l'ironie de la comparaison avec Toscane, état bien réglé, mais ennuyeux (CP 610, note 3)- comme si l'ordre et les passions sont incompatibles. Ce qui m'a surtout frappée dans la Chartreuse est le pouvoir inhérent aux mots, les conséquences néfastes ou heureux que peuvent avoir un simple énoncé. En parlant les protagonistes s'engagent dans un jeu dangereux. La justice se montre dans la Chartreuse comme une activité, ou bien jeu, essentiellement linguistique en ce qu'elle est basée sur l'interprétation de la lettre des lois. Stendhal ne mettait guère de l'importance sur le sens littéral ou hors-contexte des lois Dans ce jeu aussi on voit le pouvoir quasi-magique des mots. Des épithètes telles que « conspirateur », « jacobin » ou « coupable » amènent la mort. Ce jeu est d'autant plus dangereux que les joueurs ne sont pas égaux. L'arbitraire du signe est mis en relief par l'arbitraire du pouvoir. Le pouvoir attribue ces épithètes mortelles aux habitants selon les besoins du régime. Deux fois dans le roman Stendhal mentionne les calembours (CP 537, 547). Il maintient qu'ils sont incompatibles avec l'assassinat. Thompson explique ce phénomène par le fait que la vraie gaieté (dont les jeux de mots sont la marque) nous rend plus équilibrés. Elle empêche les excès; soit de passion, soit de haine . On peut ajouter que les calembours témoignent d'une conscience aigue de la nature trompeuse des mots. Les mots ne sont pas une copie de la réalité. Les jeux de mots mettent en évidence et fait usage de l'autonomie de la langue. Les coïncidences gratuites de son ou de graphie provoque des équivoques, ce qui nous montrent l'aptitude des mots à engendrer spontanément d'autres mots et d'autres significations dans l'évolution d'un discours. Cette lucidité par rapport à la langue ôte la foie aveugle en l'autorité et bride l'abus de pouvoir. La littérarité d'un texte se définit comme ce qui le distingue des textes non-littéraires. Dans son article « Resistance to theory » Paul De Man rejet le cratylisme de Roland Barthes et Roman Jakobson. Cratylisme veut dire qu'on maintient la convergence entre le côté phénoménal (l orthographe ou le son) du signe et sa signification. Jakobson cite Alexander Pope (Essay on Criticism [1711]) : The sound must seem an echo to the sense . Littérarité pour Jakobson et Barthes se caractérise par ce rapprochement du son et du sens. De Man ajoute que les analyses de Barthes et de Jakobson ne sont pas catégoriques à ce point. La convergence du son et du sens est un trope parmi d'autres nommé paronomase (par exemple : "Sharing is caring"). Elle est un effet que la langue sait produire. Le lien entre son et sens est conventionnel, et non pas naturel (phénoménal), malgré le pouvoir qu'a la langue de nous faire croire le contraire.) De Man de son côté maintient que littérarité est ce qui émerge quand un texte nous montre l'autonomie du signifiant (son/orthographe) par rapport á son signifié/référent - la capacité qu'a la langue de mener une vie à elle sans rapport avec la réalité. Dans un texte littéraire la fonction référentielle de la langue est soumise à cette autonomie. Selon Saussure les deux côtés du signe, le signifiant et le signifié se présupposent comme les deux côtés d'une feuille de papier. Il maintient quand-même l arbitraire du signe linguistique. Le lien entre le signifiant et le signifié est arbitraire, aussi bien que celui qui unit le signe entier au référent extralinguistique. Certains images réapparaissent à travers le récit, telles que l'image de jour/ nuit, de noir/lumière, pâleur/noirceur etc. Les valeurs de ces images changent de page en page selon les besoins du récit. Le noir et la nuit sont d'abord assimilés à l'esclavage, au despotisme, à l'ignorance, la superstition, au mensonge, au manque de passion et de courage et à la vieillesse. Le jour et la lumière par contre symbolise la jeunesse, le renouvellement, l'héroïsme patriotique, le siècle des Lumières, l'amour et la beauté . Mais ces valeurs changent imperceptiblement. Le noir ne renvoie pas nécessairement au pôle négatif, et le blanc n a pas forcement des connotations positives - la pâleur effrayante des déportés revenus des bouches de Cattaro (CP 68) en est un exemple. La nuit et le noir sont nécessaires à l'amour de Fabrice et Clélia. La nuit est aussi source de lumières mystiques et vérités surnaturelles . Stendhal n'attribue alors aucun sens restreint et stable à ces images. Il donne libre cours à la capacité qu'a la langue d'engendrer d'elle-même sans cesse des significations nouvelles selon le contexte. Les imagent qui jouent sur le contraste entre le jour et la nuit porte en eux l'écho du sens des images semblables qui les précèdent. Mais les images antérieures ne laissent pas deviner leur fonction et leur valeur dans une scène à venir. Les images sont donc nécessaires à la compréhension du texte . Ils véhiculent l'action. Il me semble que l'emploi des astérisques pour camoufler les noms géographiques et les noms personnels fait part du ton ironique, presque moqueur du narrateur. Par ces astérisques il veut nous dire que ce conte est tellement documentariste qu'il lui faut de la discrétion pour ne pas outrager ses contemporains. Cette sorte d autocensure est un trait autocentrique de ce roman. Les astérisques nous rappellent que ceci est un texte en ce qu ils sont des traces du procès de l écriture. On peut rapprocher l anonymat des astérisques de l'effet de réel de Roland Barthes. Roland Barthes accusent les romans réalistes de contenir des détails redondants par rapport à la narration. Ils sont là simplement pour donner l'illusion de réalité en ce qu'ils dénotent des référents réels, telles que des villes ou des objets physiques . L ironie des astérisques est soulignée par le fait que l auteur s oublie et laisse Mosca dénoncer l identité du comte N*** : ( )où trouver ailleurs cette âme toujours sincère, qui jamais n'agit avec prudence, qui se livre tout entière à l'impression du moment, qui ne demande qu'à être entraînée par quelque objet nouveau? Je conçois les folies du comte Nani. (CP 172) Dans le double rôle d'auteur/historien Stendhal montre son attitude ludique. Quelque fois l'auteur/ narrateur se présente comme un simple historien qui ne fait que rapporter une action accomplie .Il est omniscient et voit dans le c ur de ses personnages, mais quelques fois il prétend de ne pas savoir. Les personnages peuvent lui cacher des choses et agir spontanément. Les intrusions d'auteur font part des traits réflexifs du texte au moyen desquels, le texte engendre un dédoublement critique de lui-même. L'intrusion d'auteur rompt l'illusion et nous rappelle le fait qu'il s'agit d'un texte. Thompson remarque que nul autre roman de Stendhal ne manifeste une prise de conscience aussi systématique de sa propre existence linguistique. Roman Jacobson maintient que l'ambiguïté est inhérente à tout énoncé autocentrique. Ambiguity is an intrinsic, inalienable character of any self-focused message, briefly a corollary feature of poetry. Let us repeat with Empson : The machinations of ambiguity are among the very roots of poetry (113). Not only the message but also its addresser and addressee become ambiguous. Besides the author and the reader, there is the I of the lyrical hero or of the fictitious storyteller and the you or thou of the alledged addressee of dramatic monologues, supplications, and epistles. 4. La narration et la description chez Thackeray et Stendhal Dans la Chartreuse Stendhal a employé une technique narrative sur laquelle Georges Blin a traité dans le chapitre intitulé « Les restrictions de champ » . Les champs en questions sont les champs de visions ou la conscience des protagonistes où les évènements sont évoqués. L action et les descriptions extérieures sont focalisée á travers la perspective particulier d un ou plusieurs personnages. Normalement Stendhal éviterait l empilage de détails contingents et des descriptions exhaustive et quasi-scientifique; comme chez Flaubert les quatorze lignes vouées à la description de la casquette de Charles Bovary . Inspiré des empiristes du XVIII ème siècle , Stendhal a soutenu que « nous sommes emprisonnés dans nos propres sensations, et encore plus emprisonnés dans les jugements que nous en tirons. » On voit un objet sous l aspect sous lequel cet objet nous est utile. Notre perception est donc fragmentaire, et ne voulant pas quitter la subjectivité de ses personnages, Stendhal ne voulait pas donner plus de détails qu on ne voit réellement. La perception est relative en ce qu elle est intimement liée aux besoins immédiates du percepteur. La satisfaction de leurs besoins, ou ce que Stendhal nomme la chasse au bonheur constitue la préoccupation principale des hommes. Sylvestre De Sacy souligne le souci de Stendhal d éviter autant que possible les dissertations, en faveur desquelles il voulait montrer « la chose elle-même » . Stendhal chérissait le vérisme, en peinture aussi bien qu en littérature il fallait montrer la réalité, peindre la nature, mais il abhorrait l objectivité abstrait de l Histoire qui vise seulement les résultats. La vision de haut, la perspective privilégiée d un témoin idéal qu on y trouve n est proprement parler le point de vue de personne. Ann Jefferson remarque que le narrateur Stendhalien se trouve à l'intérieur du monde qu'il décrit, est que selon Stendhal le point du vue extérieur serait hypocrite et menteur aussi bien qu'impossible d'occuper. La réalité est relative, elle est le vécu de quelqu un. On trouve le meilleur exemple des restrictions de champ dans les scènes de batailles à Waterloo. L action est rendue à travers le regard vierge de Fabrice. L auteur ne monte pas au dessus du fracas et la confusion qu éprouve le combattant pour nous faciliter la compréhension de cette scène. Il aurait pu éclaircir l image de Waterloo en insérant des lieux communs historiques et militaire, en d autres mots; la rapprocher à l image typique d une bataille. Thackeray n avait pas d expérience militaire et sa description de Waterloo est plus conventionnelle, et apparemment inspirée par des contes oraux des vétérans que Thackeray avait entendu dans son enfance. Dans la dissertation sur les guerres en générale, il montre son côté réformateur La narration l importe sur la description chez Thackeray. Les détails des extérieurs sont évoqués de façon à assumer une fonction symbolique dans le récit, ou ils sont là simplement pour renforcer ou souligner l atmosphère. On ne trouve pas dans Vanity Fair des détails redondants telle que le baromètre de Flaubert dont traite Barthes. Le chapitre VI du premier volume de Vanity Fair porte le titre The Green Silk Purse. Le fait qu un chapitre entier est voué à ce sac, ôte la contingence de ce détail. Les détails sont chargés de sens, et les lecteurs sont invités à le déchiffrer. À travers la matérialité de cette description on voit aussi la vie des habitants. L horloge annonce la vie régulière et sans surprise, on dirait la répétition à l infini de la même journée. Les détails comme les couvertures ( Holland bags et cordovan leather ) attribuent à l association qu on se fait facilement d une maison hantée. Apparemment l habitude de couvrir les objets couteux avec Holland bags pour les préserver était courant à l époque , mais cela annonce aussi l avarice, en ce que la possession est plus importante que l usage, et marque aussi la futilité de ces objets de plaisir et de fête (le chandelier et le piano) dans une maison sans plaisirs. L évocation de l horloge avec le motif d Iphigénie dans la présence des deux femmes, Jane Osborne et Amelia Sedley n est pas fortuite. Selon le mythe grec, Iphigénie a été sacrifiée à la déesse Artémis pour que son père puisse gagner la guerre de Troy, et l horloge d Iphigénie est devenue le symbole du sacrifice de ses deux femme à l autel de l ambition patriarcale. Les détails ont tendance à se fortifier et se vérifier à travers le récit. L ouvrage de femme est repris plus tard quand Becky reprend l ouvrage de la même chemise d enfant au cours de plusieurs années pour jouer le rôle de mère dévouée. Le narrateur de Vanity Fair se trouve à la fois à l intérieur et au dehors du monde qu il décrit. Il occupe la perspective privilégiée d un domestique (VF 281-282) ou d un enfant (VF 553) ou celle d une personne sans conséquence invité au dernier moment pour remplir un vide (VF p. 418). Les détails qu il choisit d évoquer reflètent cette perspective inférieure. Les extérieures du beau monde sont surtout éblouissantes pour ceux qui en sont exclus. Les détails qui frappent l imagination de l auteur sont surtout des symboles de classe, comme les objets héraldiques. 6. Le réalisme « vulgaire » Au lieu de nous donner une synthèse du tempérament et des attitudes de son personnel, Stendhal nous laisse entrevoir la personnalité et la vie intérieure de ses protagonistes à travers leurs actions, leurs dialogues et leurs monologues intérieures qui sont inséparables de l ici et le maintenant des personnages. L ambition de Stendhal était surtout de faire parler les milieux et les êtres qu il évoquait. Dans une essaie sur Walter Scott et La Princesse de Clèves, Stendhal écrit : Il est infiniment moins difficile de décrire d une façon pittoresque le costume d un personnage, que de dire ce qu il pense, et de le faire parler. Mais c est dans Lucien Leuwen, et non dans La Chartreuse, qu il fait amplement emploi des dialogues. Dans La Chartreuse les personnages parlent plus à eux-mêmes et moins entre eux. Vanity Fair représente le cas contraire. Les dialogues de Vanity Fair sont fortement enracinés dans la vie quotidienne, et les commentaires insérés entre les répliques portent normalement sur la mimique et les actions physiques qui accompagnent les mots des personnages. Les variations phonétiques fonctionnent comme des marqueurs du niveau social ou le niveau d instruction des différents locuteurs. Dans les romans anglais de l époque on trouve plus de ce réalisme quotidien qu on ne trouve dans les romans français. En France les règles de l art classique qui favorisaient un style élégant et concis n étaient sérieusement défiées que pendant l ère romantique, qui n est arrivé à son plein épanouissement en France qu après 1820, bien après l Allemand et l Angleterre. En raison de l héritage classique Ian Watt pense que l art de fiction français depuis La Princesse de Clèves jusqu à Les Liaisons dangereuses restent au dehors du développement principal du genre. Malgré leur pénétration psychologique, on trouve ces romans trop élégants pour être vrais. Il semble que cette différence entre les romans français et les romans anglais existait encore au temps de Stendhal et Thackeray. Notez à ce propos le refus de Stendhal d écrire un roman comique, qui reflète la discrimination de la critique classique des sujets « bas ». Même Flaubert regrettait d avoir à « dire simplement et proprement des choses vulgaires ». Le réalisme de tous les jours, même réussi à la perfection, ne pourrait jamais être beau à cause du sujet même. Cependant Stendhal cherchait un style moins romain et plus parlé à la façon des romanciers anglais : Il faut prendre un style plus fleuri et moins sec, spirituel et gai, non pas comme le Tom Jones de 1750, mais comme serait le même Fielding en 1834. Sans le savoir, Stendhal compare son style à celui de Thackeray de qui l héritage de Fielding est incontestable. 7. Les caractères et les caricatures Dans les marginales de Lucien Leuwen Stendhal écrit : « Quel caractère a Lucien ? » Il veut omettre de lui donner un caractère préconçu dès le départ, duquel on pourrait déduire son interaction sociale. Blin a fait la même observation en disant que pour Stendhal il serait une présomption de la part de l auteur de juger de l avenir de ses caractères. Fielding est un auteur plus autoritaire que Stendhal et ses personnes agissent rarement hors caractère. Fielding, néanmoins n était pas inconscient du problème que constitue la relation entre le caractère d un homme et ses actions, notamment de savoir qui est le plus fondamental des deux. Fielding choisit de passer sous silence un période de douze ans pendant lequel ne se produit rien de conséquence. Il met en jeu la présomption des lecteurs en nous invitant à faire nos propres conjectures sur les actions des protagonistes, selon leurs caractères, pendant cette espace temporelle. Tout comme Stendhal, il préfère l action à la dissertation, notamment quand il veut peindre les caractères de Tom et Blifill : An incident which happened about this time will set the characters of these two lads more fairly before the discerning reader than is in the power of the longest dissertation. (TJ 109) Jean Prévost souligne le fait qu à la différence des protagonistes qui sont marqués par l imprévisibilité de leurs actions, et dont le caractère s évolue à travers l action, les personnages secondaires chez Stendhal sont fixes. Robert Scholes et Robert Kellogg ont identifiés trois catégories principales de caractères dans les uvres narratives, notamment des caractères esthétiques, illustratifs et mimétiques . Les protagonistes se trouvent normalement dans la dernière catégorie en ce qu ils sont des caractères représentés, et donc hautement individualisés. Ils ne se laissent pas réduire à un type, et leurs actions sont motivées à la façon des hommes et des femmes vivantes. Les caractères esthétiques remplissent des fonctions formelles ou dramatiques. Les caractères illustratifs servent à illustrer des vérités éthiques ou métaphysiques, et sont nombreuses dans les uvres des moralistes classiques, l appellation qu on donne souvent à Fielding et Thackeray. Stendhal reprochait à Fielding son tendance à caricaturer au lieu de caractériser, et maintient que ses personnages ont quelque-chose de « fruste » et « primitif ». Mais cette réserve ne l empêche pas de se servir des figures typiques de Tom Jones dans ses propres romans . Ascagne ressemble beaucoup à Blifil. Le marquis a des traits communs avec Thwackum. Les deux incarnent le fanatisme religieux, la gravité et la sévérité. Les protagonistes sont normalement hautement mimétiques, mais peuvent aussi remplir des fonctions esthétiques et illustratives. En tant que caractères mimétiques, une liste de leurs qualités, leurs m urs ou leurs préférences ne suffit pas pour expliquer leurs actions. Il est difficile de placer le marquis del Dongo dans l une ou l autre de ces trois catégories. Il est vrai qu il est très peu individualisé et qu il ressemble à une caricature, mais on peut faire l argument qu il représente quelques des caricatures vivantes de son temps, notamment les nobles réactionnaires de la Restauration. Ce qui réduit le degré de mimétisme de ce caractère est surtout son manque d une vie intérieure. Le type qu il incarne se définit à l intérieur de ce roman. Il compte parmi les « méchants drôles » ou « les sots tristes » Le marquis conditionne aussi en grand parti les actions futures de Fabrice en ce qu il engendre en lui la haine de tous les hommes qui lui rappelle le despote de son enfance. Il porte la clé de comprendre la motivation de Fabrice, qu il ignore souvent lui-même. À la façon de Gina et les catholiques en général, Fabrice manque l habitude de l examen personnel (CP 286, 547). Fabrice pleure en apprenant que le marquis est décès : « Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit: Suis-je hypocrite? il me semblait que je ne l'aimais point. » (CP 451) Thompson voit dans les larmes de Fabrice un signe de maturité chez le héros qui est parvenu à maîtriser son antagonisme envers son père. La mort soudain de son arche-ennemi met au jour la vanité de ses efforts de vengeance. Il a déversé son énergie en combattant Giletti et le comte M parce qu ils lui rappelaient certains aspects du marquis. Tout comme le marquis, Giletti et le comte M sont des jaloux qui dominent sur leurs femmes. Les deux caractères Giletti et le marquis sont en plus des ridicules qui portent des costumes et jouent des rôles mineurs. Le marquis a été relégué dans son château avec un titre aussi long que nul. Il est devenu second grand majordome major du royaume lombardo-vénitien. (CP 79) Là dans son château il met toujours son habit de chambellan garni de tous ses ordres avant de dicter une dépêche. (CP 74) La farine que porte Giletti sur la scène rappelle au lecteur la poudre que portent le marquis et Ascagne. Le rôle de marquis est même sur le répertoire de Giletti. Blin soutient que l auteur de La Chartreuse, tout en se défendant sur certains points délicats (comme la question de la parenté de Fabrice) d intervenir comme auteur, il nous invite à faire la psychanalyse de ses personnages et nous procure les données nécessaires. Plusieurs critiques ont remarqué le manque d individualité dans le caractère de Fabrice, ce qui est étonnant pour le protagoniste d un roman. Surtout en compagnie de ses deux protecteurs, Gina et Mosca, Fabrice devient passif. À Waterloo Fabrice est le point focal des évènements, à Parme son nonchalance et manque d énergie, force l auteur à quitter la perspective de Fabrice en faveur de la perspective de ses protecteurs qui prennent soin de le diriger dans la voie qui leur convient. Fabrice n est néanmoins pas sans caractère, mais plutôt sans ambition. À la cour de Parme, les qualités nécessaires pour réussir sont surtout la prudence et l attention. Il faut faire attention à ses ennemis, et ménager l amour propre de ses amis, pour qu ils ne se changent pas en ennemis. L imagination et l enthousiasme font obstacle à la réussite. Mais ce jeu d intrigue qui ne permet pas la spontanéité n est pas le jeu de Fabrice. 8. La cristallisation et la perspective multiple Le terme de cristallisation vient de l oeuvre De l Amour publiée en1822. Stendhal nomme ainsi le procès par laquelle l amant idéalise ou attribue des perfections à l objet aimé. Dans De l Amour, Stendhal décrit les sept étapes de ce qui se passé dans l âme de celui qui aime. 1- l admiration : « S'il eût parlé d'amour, elle l'eût aimé; n'avait-elle pas déjà pour sa conduite et sa personne une admiration passionnée et pour ainsi dire sans bornes? » (CP 163) 2- on se dit : quel plaisir de lui donner des baisers, d en recevoir, etc. ! : « La duchesse le regardait avec admiration; ce n'était plus l'enfant qu'elle avait vu naître, ce n'était plus le neveu toujours prêt à lui obéir: c'était un homme grave et duquel il serait délicieux de se faire aimer. » (CP 262) 3- l espérance ( ) 4- l amour est né ( ) 5- la première cristallisation commence. On se plaît à orner de mille perfections une femme de laquelle on est sûr. ( ) : (Voir la citation ci-dessous CP 261-262) 6- le doute paraît ( ) : Fabrice n'était donc qu'un libertin tout à fait incapable d'un sentiment tendre et sérieux. (Monologue intérieur de Gina, CP 308) 7- la seconde cristallisation ( ) produisant pour diamants des confirmations à cette idée: Elle m aime. Même si Alling veut qu il n y ait pas d exemple net de la cristallisation dans La Chartreuse, il me semble que l amour de Gina s est installé à peu près selon les étapes décrites en De l Amour. Auparavant, ce qui faisait le charme de Fabrice aux yeux de Gina n était pas son hauteur impérial (CP 261-262), mais par contre son innocence et son courage simple : «(..) il était encore enfant » (CP 375). Pendant les attaques de jalousie dont souffre Mosca, c est encore le caractère naïf, tendre et aimable de Fabrice qui exaspère son rival. Ce sont aussi ces qualités qui lui rendent irrésistible à Clélia. On peut faire l objection que Clélia est aussi victime de la cristallisation, et par conséquent il y raison de se méfier de ses descriptions de Fabrice. Mais la description de Fabrice selon des termes de « courageux », « naturel», « simple », « naïf », « aimable » etc. est en fait corroborée par l auteur dans une de ses intrusions. La façon dont Gina attribue des qualités contradictoires à Fabrice est congrue avec la discussion du phénomène de la cristallisation chez Ann Jefferson : The beloved is transformed by the lover s desiring gaze into whatever he wants or imagines her to be and she ceases to have any fixed identity. Jefferson procède directement avec cette citation de De l Amour: Vous la voulez tendre; ensuite vous la voulez fière comme l Emilie de Corneille, et quoique ces qualités soient probablement incompatibles, elle paraît à l instant avec une âme romaine. (DA p. 31) Stendhal décrit comment la cristallisation isole l amant en ce que sa façon de voir l objet de son amour le rend ridicule aux yeux du monde. Le discours amoureux est incompatible avec l opinion publique ou ce que Barthes appelle la doxa . Gina est seule à voir dans ce jeune hédoniste un empereur romain. Après l incarcération de Fabrice, elle doit feindre de l avoir oublié pour maintenir sa vie sociale. Il est interessant de noter que Gina, qui déteste la gravité et l hauteur de son frère et Gascagne, se trouve attirée par la gravité de Fabrice. Ce paradoxe peut s expliquer par le fait qu elle est victime de la cristallisation. On a vu comment l amoureux victime de la cristallisation s exagère les perfections de l objet aimé, mais cela n est pas tout. En plus il quitte la perspective unitaire des gens sensés pour occuper à la fois plusieurs points de vue. Jefferson cite ce passage de De l Amour : Une marque effrayante que la tête se perd, c est qu en pensant à quelque petit fait, difficile à observer, vous le voyez blanc, et vous l interprétez en faveur de votre amour ; un instant après vous vous apercevez qu en effet il était noir, et vous le trouvez encore concluant en faveur de votre amour. (DA 32) La cristallisation ressemble à la croissance organique du roman par laquelle les mots changent de valeurs de page en page et prennent leur sens selon les besoins du récit. Stendhal rapproche le phénomène de cristallisation à la notion du romanesque où wayward qui peut se traduire par indiscipliné, rétif, capricieux, volage, rebelle ou incontrôlable. Stendhal oppose le romanesque au prosaïque. La littérature prosaïque se caractérise par l univocité, la répétition de vérités établies et le calcul d intrigue. La littérature romanesque est marque par la rêverie plutôt que le calcul, le hasard plutôt que l intrigue et l imagination plutôt que l opinion établie. Ce qui unit le roman romanesque, l amoureux victime de la cristallisation et le lecteur (s il compte parmi les happy few) est cette qualité rebelle, capricieuse ou wayward aux forces réductrices de l opinion publique ou la doxa. Il s ensuit que le roman (romanesque ), genre polyphone, est particulièrement apte à rendre le discours amoureux. Le discours amoureux et la polyphonie Dans Fragments d un discours amoureux Roland Barthes décrit l amour comme un phénomène sociale. L amour n est pas originel ou spontané, mais plutôt une contagion affective perpétuée par la langue, les livres et les gens. Comme dit Stendhal dans De l Amour: L amour est le miracle de la civilisation. Mais une fois né, la société qui l a mis au monde n offert aucune voie d expression à ce sentiment. Le discours amoureux est incompatible avec le langage maître qui menace de l engloutir par ces propres explications de l amour, telles qu en présentent les principaux discours sociaux de nos jours (le christianisme, le marxisme ou le psychanalyse). L inexplicable de l amour représente une menace à la doxa (l ensemble des discours sociaux ou « l opinion publique » chez Stendhal) qui par conséquent essaye de s approprier du discours amoureux en le traduisant en des termes sociaux . En racontant des histoires d amour, nous mettons de l ordre, de causalité et de finalité dans le discours fragmentaire et sans finalité des amoureux. Barthes voit les histoires d amour comme le tribut que doit payer les amoureux pour se réconcilier avec le monde. Il s ensuit que l amour ou l expression de l amour est toujours défendue, sinon dans une société où les différents discours dont se compose une langue peuvent coexister en paix. L Italie est plus proche à une telle société que la France dans l opinion de Stendhal en ce que ce pays est plus diversifié est moins hiérarchique que la France, ce qui permet la coexistence de plusieurs dialectes et codes sociaux. L Italie est le pays de « l amour-passion » et la France celui de « l amour de vanité » On peut dire que le discours amoureux est un code social parmi les autres, généralement accepté, dans l Italie plurilingue . Elle est le produit d une culture particulière, et donc pas le résultat des instincts naturels. « L amour-passion » diffère de « l amour de vanité » dans ses façons d utiliser la langue et les conventions. Pour l amoureux vaniteux la langue et les conventions sont des instruments pour l avancement de l intérêt personnel. Pour l amoureux passionné, par contre, le discours amoureux représente sa propre fin. L état de désespoir et de détachement de Fabrice est illustratif de l isolement de l amant dans une société dominée par le langage maître. Comme le dit Ann Jefferson: « The lover is incapable of participating in any form of worldliness. Fabrice reste complètement indifférent en face de l avancement rapide qu il fait dans le monde Il devient prêtre, mais le discours religieux ne l intéresse qu en tant qu un code secret par lequel il peut établir une communication avec Clélia. En s utilisant des termes de Roman Jakobson , Jefferson écrit que le discours amoureux n est jamais seulement référentiel, mais toujours plus ou moins conative. Cela veut dire qu il contient une locution secrète, ou si on veut, un message secret adressé à l objet d amour. L art pour Stendhal était des messages codifiés entre des âmes isolés. Langage idéal de Stendhal était selon Thompson quelque langage public qui n attire pas l attention sur son caractère chiffré, mais par lequel on peut passer des messages dissimulés. Ceci est exactement l effet qu a obtenu Fabrice avec le journal et le sonnet écrits sur les marges de l'exemplaire de l uvre de Saint Jérôme. Selon Stendhal, « tout est signe en amour » L amoureux n est jamais sûre d être aimé, et par conséquent il passe son temps à multiplier les interprétations des moindres phénomènes. L opération du signe demande une certaine distance entre les locuteurs. La consommation de l'amour suspend la distance entre les amants, et par conséquent les signes n'opèrent plus. Cela explique le fait que Stendhal n a pas grande chose à dire sur le bonheur amoureux, notons à ce propos la brièveté de la description des trois années heureuses de Clélia et Fabrice : « Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois années. » « L un des malheurs de la vie, c est que ce bonheur de voir ce qu on aime et de lui parler ne laisse pas de souvenirs distincts. L âme est apparemment trop troublée par ses émotions pour être attentive à ce qui les cause ou à ce qui les accompagne. » (DA 35) Soixante pages plus tard l auteur se demande : Mais comment peindre le bonheur, s il ne laisse pas de souvenirs ? (DA 95) Dans son traitement du désir triangulaire, Alling montre comment la distance et les obstacles, physiques ou autres, sont favorables à l'amour de Clélia et Fabrice. Girard rapproche sa propre conception de « l éclat trompeur » à celle de « cristallisation » qu on trouve chez Stendhal. En vue du sonnet de Fabrice et les signalisations du phare de Gina, il semble que les amants compliquent d'eux- mêmes les voies de communication, même-si ces procédés bizarres augmentent le risque que le message soit intercepté, l'anonymat obtenu augmente le courage de s'exprimer du locuteur. Contrairement à ce qui a été dit du discours amoureux, la distance entre les locuteurs n est pas favorable au discours manipulatoire. Quand Fabrice s absente de la cour de Parme est le regard de sa tante, il voit plus clair dans le mobile de Gina : Le bruit de mes pistolets a failli me faire prendre; c'est bien pour le coup que la duchesse m'eût dit, si jamais il m'eût été donné de revoir ses beaux yeux, que mon âme trouve du plaisir à contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de regarder ce qui se passe actuellement à mes côtés. (monologue intérieur de Fabrice CP 247) La duchesse décourage d habitude tout projet d avenir que puisse avoir Fabrice. L avenir de Fabrice est son affaire à elle. Elle veut qu il tourne son regard, non vers l avenir, mais vers elle, qui est là, à ses côtés. Mais actuellement, on peut dire heureusement, il n est pas en présence de ses beaux yeux, ce qui lui rend sa force d agir. Le fait que son attitude envers la duchesse se change quand il s absente d elle est marquée par les commentaires ironiques qu il fait sur les conseils de Gina. Il comprend comment ces conseils toujours répétées peuvent être détachés de leur contexte et employés pour des fins contraires à la volonté de la duchesse. Le fait que Fabrice est capable de deviner les mots de sa tante, montre qu elle a commencé de se répéter. La répétition est un trait caractéristique de la manipulation qui représente en son tour un trait caractéristique de l amour de vanité qui se sert du discours amoureux pour atteindre des fins ultérieures, comme par exemple des succès donjuanesques : All gestures of domination and manipulation are wrong because they reduce the code [le discours amoureux] to something circumscribable and repeatable, and therefore wholly monotonous. Stendhal souligne la nature autotélique de l amour par ce passage: « L amour est la seule passion qui se paye d une monnaie qu elle fabrique elle-même. » (DA 295) Selon Jefferson l histoire d amour de Berthet telle qu elle a été à lire dans la Gazette des Tribunaux, est un exemple du tribut que la société impose à l amoureux égaré. Après le jugement et le séjour à la forteresse, la Fausta est prête à payer son tribut à la doxa, ou l opinion publique, par le dénonciation de son amour pour Fabrice : Il (Fabrice) outrait la nuance de singularité; elle (Fausta) a dit depuis qu'elle avait peur de lui. (CP 307) Cette phrase, qui indique une continuité temporelle qui déborde les frontières de l action. Le passé compose utilisé ici nous déplace du temps de l action vers le temps réel de l écrivain/historien en procès d écrire et peut compter parmi les intrusions d auteur. La rumeur que la Fausta aurait peur de Fabrice sans autre explication de l auteur montre comment l histoire ou la réalité dite objective est un réseau de fictions au même titre qu un roman. La polyphonie du roman, sous la direction relâchée d un « simple historien », intègre des rumeurs hypocrites et sans conséquence au même niveau que la voix narrative et les voix des protagonistes. Sauf la voix dominatrice du narrateur de Tom Jones, la polyphonie de ce roman se compose de divers récits racontés par les protagonistes ou des personnages secondaires, le potin, des citations latines, et des spectacles de comédie. Dans son article « Mirrors of fiction within Tom Jones: The paradox of selfreference », Susan P. McNamara traite de la multiplicité d histoires à l intérieur de l intrigue centrale de Tom Jones. Tom Jones est une fiction composée d autres fictions présentée dans le cadre fictif d un voyage de diligence où le narrateur et les autres passagères se divertissent en se racontant des histoires . Les fictions convaincantes présentées comme réalité et plus tard dénoncées posent le problème fondamental de la réalité. La réalité est difficile de discerner, ou séparer de ce qu on appelle fiction, précisément parce qu elle est largement composée de fictions. À la façon de Stendhal Fielding compare son art de fiction à un miroir. Mais ce miroir ne reflète que des autres reflets qui reflètent d autres reflets dans une régression infinie. Il n existe pas de réalité extra-fictionnelle par laquelle on peut juger de l authenticité des fictions. 10. L auteur et le lecteur Bakhtin voit le roman comme un genre intrinsèquement polyphone, c'est à dire qu'un roman, en tant qu'énoncé dans une société, fait partie des discours de cette société en même temps qu il reflète ou représente les différents discours de la société dans laquelle il a été produit. L opinion de l auteur dans les romans stendhaliens est présenté comme subjectif et non pas comme une vérité que le lecteur doit partager. D autres fois le narrateur s éclipse. La narration devient impersonnelle, et nous sommes laissés seuls, même devant des faits troublants, comme le duel entre Fabrice et le comte M., et le meurtre de Giletti. Ann Jefferson remarque l impossibilité de distinguer la voix d auteur des voix enregistrées, représentées par le monologue intérieur et le style indirect libre. Toutes les voix sont égales quant à leur crédibilité. La voix de l auteur est prône à l erreur comme les autres. En comparaison la polyphonie de Tom Jones est prise en main par le narrateur qui tire les ficelles. Fielding laisse la parole tantôt à Mrs Fitzpatrick, tantôt à Partridge etc., mais il ne permet pas à ses différents joueurs de nous séduire tout-à-fait. Pour nous désabuser après une exposition de faits trop subjective offerte par un de ses protagonistes, l auteur introduit un niveau plus objectif. Finalement l auteur met l ordre dans la confusion créée par lui-même et nous dévoile la vérité sur l identité des parents de Tom, vérité qu il a connu depuis le début de l histoire. Alors que Daniel Defoe et Richardson tendaient à nous donner l impression d une histoire se développant en l absence de tout orateur, Fielding était le premier à profiter pleinement de son rôle de narrateur. Tom Jones est plein d illades ironiques ou sympathisants sur ses protagonistes et de ce que Blin appelle des regiebemerkungen , procédé par lequel l auteur nous donne des renseignements de métier, et ne cache pas que c est lui qui est le maître sinon de ses protagonistes du moins de la composition et du lecteur qu il mène à sa guise à travers les évènements. Dans ce roman se multiplie aussi les conjectures sur les opinions du lecteur qu il a tendance de supposer malveillant. Fielding excelle à prédire nos réactions et de nous garder des secrets pour nous tenir en suspense. Il est conscient de ce qu il s adresse à un public hétérogène, et il diversifie ses commentaires selon la catégorie de lecteurs qu il vise. Blin dit que Fielding édifie et tyrannise son lecteur. Quant à Thackeray, Taine est outragé par le nombre de leçons morales l auteur satirique de Vanity Fair nous fait subir, et par lesquelles il nous somme à réfléchir sur nos fautes. Blin appelle machiavélisme, la façon qu a Stendhal de manipuler son lecteur en s adressant à sa vanité. En protestant qu il ne s adresse qu aux « happy few », Stendhal s assure la bienveillance de ceux qui le lisent déjà, et rassure le recrutement de nouveaux lecteurs qui redouteront de passer pour mauvais entendeurs. On peut avec raison contenter que les deux auteurs Fielding et Thackeray sont plus autoritaires envers les lecteurs, et que Thackeray est plus sévère dans ses jugements de ses personnages que ne sont les deux autres. Cette différence reflète les différences reconnues par Taine entre la littérature française et la littérature anglaise. Selon Thompson Stendhal ne visait pas à une synthèse à la façon des romanciers qui prétendent connaître une sagesse supérieure aux sagesses conjointes de ses protagonistes. Les romanciers en question sont surtout les grands romanciers anglais. Fielding se montre le plus despotique des trois auteurs. Cela se montre au niveau de l intrigue qu il arrange pour le salut de son héros et aussi au niveau des commentaires où il possède la voix narrative la plus imposante. Il montre le plus de sang-froid face aux critiques. C est une voix unitaire et infaillible, toujours égale à lui-même, qui nous guide à travers l intrigue et nous aide à distinguer les mensonges des vérités dans la polyphonie que constitue ce roman. . Il semble que dans les 90 à 100 années que séparent Tom Jones de la Chartreuse et Vanity Fair, les voix narratives ont perdu la capacité de nous mener sains et saufs vers l harmonie rétablie et la fin heureuse du héros. Plus que les narrateurs de la Chartreuse et Vanity Fair, le narrateur de Tom Jones mérite la confiance que le lecteur met instinctivement en lui. Encore plus que la voix narrative stendhalienne, le narrateur de Vanity Fair se matérialise comme une présence humaine dans le monde qu il décrit. Cette présence se fait l espion de ses caractères et se montre très ambivalent envers eux. Le narrateur est fait de chaire et d os, mais il nous est impossible de le saisir et le nommer. De cette façon la narration se fait de l intérieur, par un narrateur qui fait lui-même parti de Vanity Fair. Il met en jeu son propre rôle de créateur omniscient. Anne-Marie Dibon veut que Vanity Fair soit un roman de démystification des conventions qui géraient le genre à l époque. Dans ce roman Thackeray se passe du héros, comme le montre le sous-titre du roman. En plus il est impossible de classifier l une ou l autre des deux héroïnes comme ou bonne ou mauvaise. Vanity Fair manque la fin heureuse qui était coutumière, et dernièrement ce roman met en question le rôle de l auteur impliqué comme garant des valeurs morales du récit. Brooks remarque que les intrusions où l auteur juge des actions de ses protagonistes chez Thackeray, Dickens ou Mauriac sont visées à la prescription des jugements moraux du lecteur. Stendhal par contre apprécie plus la liberté de ses créatures, et il est moins soucieux de juger de leur moral. Selon Brooks Stendhal ne se fait pas le dieu omniscient de ses personnages. Au contraire, la voix narrative se fait une présence indépendante et personnelle dans le récit, ou devient lui-même un caractère. Dans la Chartreuse Mosca assume par endroits la fonction de narrateur.(CP 217, 263) D à peu près la même façon l identité du narrateur de Vanity Fair se confuse par endroits avec celle de Becky Sharp. (VF 97) Mosca est souvent rapproché de Leuwen père, parce qu ils partagent l ironie de l auteur. François Leuwen, Mosca, Monsieur de la Môle et Dr. Sansfin sont définis comme des « personnages ironiques ». L auteur de la Chartreuse s est souvent extrait de toute charge d immoralité en enveloppant les côtés piquants de son histoire dans une voile d ambiguïtés. À côté de l effet comique que produit ce procédé, les ambiguïtés renforcent aussi la complicité du lecteur et par là le sentiment de supériorité intellectuelle que partagent l auteur et le lecteur, au moins s il compte parmi les happy few. Dans les mots de Stendhal : « La peine de comprendre ôtera l indécence pour les sots. » Mais ces ambiguïtés ironiques se font une épée à double tranchant. Stendhal comptait sur ce que le lecteur qui possédait la grille, ou en d autres mots, dont l usage de l hypocrisie sociale avait habitué à « voir le mal partout », saurait déchiffrer le message. Thompson remarque la fluctuation des significations dans ce roman où le sens des mots s adapte au besoin du récit dans un jeu littéraire où les mots d un page engendrent ceux de la page suivante. Les soupçons que sème en nous l auteur ne sont jamais vérifiés une fois pour toutes, et l immoralité du texte tombe autant à la charge du lecteur qui « voit du mal partout ». Il y a aussi un certain flou des points de vue et des voix. Ann Jefferson remarque que la question fondamentale chez Stendhal n'est pas « qui parle? », mais plutôt « pourquoi dit-il ce qu'il dit? » Selon Wayne Booth l interprétation est inséparable de la représentation. L auteur (« the implied author ») est toujours présent dans son rôle d'interprète de ce qu'il représente. Il ne peut pas s'éclipser dans le nom de l'objectivité. Un récit complètement transparent et impersonnel est impossible. Même dans les uvres où l auteur n intervient jamais avec ses propres analyses et jugements, c'est-à-dire où le côté thématique est nul, on voit cependant l auteur dans le côté mimétique et le côté formel de l uvre. Non-comptant les commentaires et les intrusions, le narrateur est toujours présent, même dans les choses qu il choisit de passer sous silence. Le refus de l auteur de la Chartreuse de commenter directement la question de la paternité de Fabrice reflète le discours de la société dans laquelle ce roman est paru en ce que ce roman se tait sur les mêmes choses sur lesquelles le monde se tait. L auteur de Vanity Fair Thackeray ne se fie pas autant au lecteur que ne le fait l auteur de la Chartreuse. Il ne se contente pas de mettre « bout à bout » les voix de son univers, mais nous avertit directement des mensonges et les tentatives d étouffer une affaire. Le marquis et son fils aîné sont condamnés à l unisson à cause de leur gravité, leur laideur et leurs cheveux poudrés. Le marquis est un personnage faible, peureux, isolé et méprisé. Comment se peut-il que ce personnage retienne un si grand pouvoir sur sa famille, et comment réussit-il à les terroriser? Si Stendhal s était permis de faire un portrait plus neutre de ce personnage, s il le mettait en scène et lui donnait des répliques, sa méchanceté et son abus de pouvoir surgirait pleinement et sans contradiction. La discrétion de l auteur va jusqu'à aveugler le lecteur. Une raison peut être que Stendhal semble refuser de donner un traitement sérieux des personnages mauvais. Conti, le marquis del Dongo, Rassi et aussi le prince sont plus ou moins des caricatures grotesques et ridicules. Thackeray par contre n avait pas peur de donner libre cour à la bassesse humaine et de l humour noir qui en résultait. La cruauté du monde est montrée d une façon directe comme par exemple dans la mise en scène de la domination exercé par Lord Steyne sur sa famille. (VF 565-566) Conclusion Dans son articleAnne-Marie Dibon traite des fins des romans anglais du XIX ème siècle par rapport aux romans français de la même époque. Beaucoup de romans anglais se terminent sur un ton de résignation. Le héros finit par se conformer à la société. Les héros français par contre subissent une conversion fondamentale et le héros meurt ou se retire de la société . La fin de Tom Jones est une fin heureuse sans aucune trace d amertume. Tout s arrange pour le héros. Dans le cas où il s opère une réconciliation authentique entre le héros et le monde, on a affaire à une épopée et non à un roman. Tom Jones est en ce respect plus proche d une épopée que les deux autres romans. Tom Jones peut enfin épouser Sophia quand la vérité sur sa parenté se sait. Mais la fin heureuse n est pas dûe à une révolution dans la société. Le changement se produit ni dans Tom ni dans le monde, mais dans la conception que le monde se fait de Tom, ou bien dans les fictions qu elle produit sur son compte. Il se trouve que Tom Jones est le riche héritier d un gentilhomme, et non pas un bâtard sans argent. Tom Jones est un caractère moins mimétique que Becky Sharp ou Fabrice. Il semble trop parfait pour être vrai, et la fin heureuse fin heureuse est donc plus facile à réconcilier avec son caractère qui est moins problématique que ceux de Becky et Fabrice. Dibon problématise l assomption faite par George Lukács et René Girard sur la nature des romans du XIX ème siècle. Selon ces deux critiques, le roman au XIX ème siècle faisait le portrait du conflit insoluble entre un individu nécessairement problématique et exceptionnel et sa société qui finit par l emporter sur le héros. Selon Dibon cette définition ne rend pas compte du roman victorien où le héros finit par accepter les m urs et les valeurs de sa société, même si ces m urs ont fortement critiquées à travers la narration. La Chartreuse est plus proche des romans victoriens que par exemple Le Rouge et le Noir où la distance entre les êtres exceptionnels et le vulgaire est plus grand. En se référant à Genéviève Mouillaud, Thompson impute en parti cette différence à la différence entre les Français du Rouge et les Italiens de la Chartreuse. Ces derniers semblent, selon Mouillaud, tous avoir reçus en partage un élément de sensibilité passionnée. . Au lieu d accentuer le désaccord, la Chartreuse cherche la réconciliation et les harmonies possibles. La fin de la Chartreuse est significative en ce qu elle annonce l avenir tout comme la fin de Vanity Fair. À ce point la Chartreuse annonce le développement futur du roman français qui suivra celui du roman victorien. Notons à ce propos la fin de Madame Bovary qui dépeint l indifférence du monde en face de la mort d Emma et la continuation impassible de la vie triviale de tous les jours après sa mort. Le règne de Mosca rétablit l ordre à Parme. Mais selon Thompson, cet ordre ne prétend pas être mieux qu une étape qui prépare lentement un avenir fort différent. Cette sorte de fin ouverte est plus mimétique qu une fin heureuse comme celle de Tom Jones. Selon Anne-Marie Dibon le narrateur des romans victoriens est le porteur des valeurs du roman, ou bien le défenseur de ce qu elle appelle « the official line » dans le roman. Le narrateur des romans victoriens se fait le juge moral de ses personnages. Très souvent la représentation ou la narration contredit « the official line ». Le héros victorien n est pas exceptionnel dans le sens qu il est le porteur de valeurs absolues comme les héros des romans français. Cependant il est problématique dans le sens qu il est victime d illusions sur lui-même et son propre rôle. Normalement le héros perd ses illusions et finit par accepter la doctrine officielle que représente l auteur. À premier vue « the official line » de Vanity fair semble être la moralité conventionnelle au nom de quelle les personnages sont jugés. « The official line » dans Vanity Fair est plutôt la vanité de toutes les aspirations humaines, non seulement la richesse et l ambition sociale, mais aussi l amour et l amitié. C est Amelia, la bonne heroïne, qui perd ses illusions. Dans Le Rouge et le Noir le héros se fait le porteur de valeurs absolues. La mort du héros arrive à affirmer ces valeurs qui sont la liberté et le bonheur individuels. Pour Julien il ne vaut pas la peine de vivre dans une société où il doit jouer l hypocrite afin d être accepté. Le héros n a pas le choix de se conformer à une société qui nie ses valeurs, et par conséquent il doit mourir. Le narrateur du Rouge se fait le porte-parole d une mondanité cynique par laquelle il juge la naïveté et les illusions du héros. Par la mort du héros et le rejet des valeurs inauthentiques de la société et du narrateur, les valeurs absolues du héros sont confirmées. Dans la Chartreuse comme dans le Rouge le narrateur est un maître supérieur de la mondanité . Le point de vue du narrateur coïncide souvent avec celui de Mosca qui est le seul survivant des quatre protagonistes. Les valeurs de Fabrice, Gina et Clélia - leurs amours, leurs transgression de l ordre mondain se sont montrés impossibles à réaliser, et en fin de compte la société, représenté par le narrateur et Mosca, gagne. On voit comment, avec la Chartreuse, le roman français est en train de rattraper le roman anglais où les valeurs absolues n existent plus. Un caractère comme Becky n est pas capable de représenter des valeurs absolues. Elle n est pas fondamentalement différente des autres. Elle veut de l argent et une position sociale comme tout le monde. Dans les mots de Lord Steyne : «Everybody is striving for what is not worth the having! (VF 561). Elle sait que la richesse et le rang sont des valeurs creuses, mais pour Becky le jeu vaut autant que le prix. Selon Stendhal le bonheur n est pas tant être riche que de le devenir . Vanity Fair représente un cas particulier en ce qu il est un roman de démystification, qui se passe d un héros. Le trait saillant de Becky, soit-elle un héros ou non, est son clairvoyance est sa franchise avec elle-même, en d autres mots l absence d illusions. C est plutôt Amelia qui soit victime d illusions, et c est Becky qui l en tire. (VF 803.804) En fin de compte c est la vision du monde, on peut dire cynique, de l auteur et Becky qui l emporte sur la naïveté d Amelia. Tout comme Mosca, Becky est avant tout quelqu un qui s adapte aux circonstances et surmonte toute les crises. Contrairement à la duchesse et Fabrice, Mosca est capable de l examen personnel. En plus la duchesse, aussi bien que Clélia, est victime de la cristallisation. En vue de ceci, il n est pas surprenant que Mosca qui se fait aussi peu d illusions que le narrateur, sort le « gagneur » de ce drame. Il faut se demander s il est heureux après la mort de ses amis. Thompson pense que oui, parce que pour Mosca la survie constitue un bonheur en elle-même.nor
dc.language.isofraen_US
dc.titleLa Chartreuse de Parme,Tom Jones et Vanity Fair : la représentation autoconsciente dans trois stades de développementen_US
dc.typeMaster thesisen_US
dc.date.updated2008-02-26en_US
dc.creator.authorVågslid, Gudfriden_US
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dc.rights.termsDette dokumentet er ikke elektronisk tilgjengelig etter ønske fra forfatter. Tilgangskode/Access code Aen_US
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dc.identifier.bibliographiccitationinfo:ofi/fmt:kev:mtx:ctx&ctx_ver=Z39.88-2004&rft_val_fmt=info:ofi/fmt:kev:mtx:dissertation&rft.au=Vågslid, Gudfrid&rft.title=La Chartreuse de Parme,Tom Jones et Vanity Fair &rft.inst=University of Oslo&rft.date=2007&rft.degree=Masteroppgaveen_US
dc.identifier.urnURN:NBN:no-18491en_US
dc.type.documentMasteroppgaveen_US
dc.identifier.duo59971en_US
dc.contributor.supervisorKarin Gundersenen_US
dc.identifier.bibsys071608354en_US
dc.rights.accessrightsclosedaccessen_US
dc.identifier.fulltextFulltext https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/25757/1/LaxChartreusexdexParme.pdf


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